Oyonnax, résidence, semaine trois

IMG_5114

 

Lundi 26 février 2018

IMG_5580

Froid polaire, températures largement en-dessous de zéro et soleil magnifique.

Lumière blonde, lumière ronde.

Reprise cette semaine de ma résidence d’écrivain à Oyonnax, entre Lyon et Genève, à l’invitation de la médiathèque de cette petite ville de l’Ain.

IMG_5632

 

Après deux semaines d’interruption pour cause de vacances scolaires. Pendant tout ce temps, je n’ai pas cessé de penser à ce que j’y fais, aux adultes et aux enfants que j’y rencontre, à ce que je voudrais leur dire, aux lectures que je voudrais partager avec eux, à ceux, petits et grands, que je ne connais pas encore et dont je vais bientôt faire la connaissance, aux endroits que je voudrais découvrir, aux paysages dont j’observe les variations en fonction du temps, de la lumière et de mon propre état d’esprit. Je crois que c’est cela une résidence d’écrivain, avoir dans sa tête un lieu et ses habitants comme une obsession collée dans le crâne, un nouvel endroit pour y nicher son imaginaire. Je ne promets pas à tous ceux que je rencontre qu’ils se retrouveront dans mes histoires, dans mes livres, mais, indéniablement, ils enrichissent mon monde intérieur, ils me font réfléchir.

 

 

 

Toute l’Europe grelotte. De froid. D’effroi.

Capture d_écran 2018-02-27 à 12.00.24

En Slovaquie, Jan Kuciak, un journaliste de 27 ans a été assassiné avec son amie chez lui pas très loin de Bratislava. Il enquêtait sur la corruption, les liens entre politique et intérêts économiques, politique et mafia. La police fait le rapprochement. La démocratie en danger en Europe. Deuxième meurtre d’un journaliste dans un pays de l’UE en l’espace de quatre mois. On se souvient qu’à Malte, en octobre dernier, Daphne Caruana Galizia, une bloggeuse anti-corruption, a été tuée dans l’explosion de sa voiture.

Capture d_écran 2018-02-27 à 11.18.42

Sur leurs murs Facebook, de jeunes Slovaques de la génération de Jan Kuciak disent leur émotion. Ils n’étaient pas nés quand le Mur de Berlin s’est effondré, quand le bloc de l’Est a renoncé au communisme, le troquant pour un capitalisme pur et dur. Ils s’interrogent. Est-ce que la démocratie a disparu sans que nous le réalisions ?

Sur Facebook, je passe au noir et j’écris :

Noir Bratislava.
Noir balle dans la tête
Noir balle dans la poitrine.
Noir refus.
Noir colère.
Noir solidaire.
Noir barrage.
Noir espoir.
Les mafias s’infiltrent partout en Europe au plus haut niveau.
Et pas seulement à Malte et en Slovaquie.
Combien de minutes pour un vol pour là-bas ?
Noir qui dit NON à ceux qui assassinent un jeune journaliste de 27 ans et sa compagne.
Noir à ceux qui gouvernent et font le jeu des mafias, des corrompus, des pilleurs, des escrocs, des salauds.
Noir tête haute.
Noir debout.
Noir poing levé, poing serré
Noir immensité.
Noir partage
Noir combat
Envers et contre tout.

 

Mardi 27 février 2018

IMG_5613

9H30. Rendez-vous au 22 de la rue Brillat Savarin. C’est l’adresse de la classe relais du collège Jean Rostand. Une petite maison biscornue qui pourrait passer inaperçue. Sans signe particulier si ce n’est l’affichette sur la vitre.

IMG_5629

Rencontre passionnante avec Delphine, enseignante de français, et la responsable-coordinatrice de cette classe relais destinée à récupérer les collégiens qui perdent pied au cours de leur scolarité et leur redonner confiance en l’école.

Dans l’académie de Lyon, il existe un peu moins d’une vingtaine de dispositifs de ce type. Leur but : éviter que les jeunes décrochent complètement et se retrouvent à 16 ans sans aucune solution de formation. Le temps de plusieurs semaines, quatre à cinq mois, les jeunes intègrent de petits groupes. Il y a à chaque fois deux adultes pour les prendre en charge.

Tous les enseignants sont volontaires pour participer à la classe relais. Ils ne sont donc pas là au hasard. Ils n’ont pas forcément les mêmes façon d’enseigner que dans une classe de collège habituelle. Ils organisent d’ailleurs leur enseignement sous forme de projets très concrets.  Leur but: rendre possible un nouveau départ et un retour au collège, envisager des choix d’avenir.

IMG_5620 (1)
Derrière chaque collégien, une histoire particulière. Il y a souvent des problèmes de démotivation, d’absentéisme, de comportement, de famille, de délinquance, d’addiction, d’intégration.

IMG_5623

Lundi prochain, nous commençons à travailler sur un projet commun. « Ecrire ne sera pas une mince affaire », me préviennent-elles même si dans cette classe relais je n’aurai en face de moi que trois ados. Je les croise d’ailleurs à la pause autour du baby-foot. Il paraît que je ne ressemble pas à ma photo. En tout cas, je les préviens : je compte sur eux. Delphine leur a déjà présenté le projet : écrire un livre-album et l’illustrer en partenariat avec la prof d’art plastique.

 

Mercredi 28 février 2018

IMG_5676

 

Parfois, quand on écrit, on peut passer des heures et des jours à ne rencontrer personne.

Et, enfin, on sort, on marche, on regarde les autres vivre.

 

IMG_5692

IMG_5702
IMG_5687

IMG_5683

Ce soir, j’ai eu envie de faire des photos de nuit, attraper la lumière, deviner les ombres derrière les fenêtres, les rideaux, les fenêtres.

Le bleu du ciel est tellement puissant, tellement intense.

Soudain, entre deux rues, alors que je rentre vers le centre culturel, j’aperçois une drôle d’échoppe que je n’avais pas vue de jour. C’est une cordonnerie. J’hésite. Je voudrais prendre une photo. Mais comment le faire sans gêner les trois hommes qui discutent dans l’atelier ?

IMG_5666.jpg

Je rôde. Puis je me lance.

Je n’ai pas besoin de grandes explications pour que Mohamed accepte que je fasse des images de son lieu de travail.

IMG_5642

Installé depuis 1985, Mohamed est le dernier cordonnier d’Oyonnax. Il a appris son métier sur le tas après son arrivée en France en 1974. Il ne voulait pas être maçon comme la plupart des Marocains qui débarquaient là à cette époque.

 

Quand je lui demande ce qu’il faut pour être un bon cordonnier, il me répond aussitôt « être un bon politicien » avec les clients !

IMG_5649

Bref, on discute avec Mohamed et les deux clients qui sont là, on parle de la ville, des gens qui y vivent. Je raconte que le travail est une notion qui m’intéresse, sur laquelle je veux écrire des histoires, des nouvelles.

 

 

 

Dernier soir pour moi avec « Les Exilés« , un livre de E. M. Remarque trouvé par hasard dans la bibliothèque familiale. Un bonheur. L’histoire de ce roman se passe en 1935 et raconte comment les Allemands ont fui leur pays parce qu’ils étaient des opposants politiques ou juifs et tenté de s’installer ailleurs à Vienne en Autriche, à Prague, à Zürich, Lucerne, Bâle ou Genève en Suisse puis à Paris en France. En le lisant, j’ai maint fois pensé que la situation décrite n’était pas si éloignée de ce que nous vivons actuellement. Sauf qu’à l’époque, les réfugiés étaient des Européens.

IMG_5707

 

Jeudi 1er mars 2018

Neige au petit matin. Je la devine tomber au-dessus du toit pendant que j’écris.

IMG_5774

IMG_5709

IMG_5708

Vers 9H20 quand j’ouvre la porte qui me conduit dehors, je découvre qu’il y a plus de centimètres de neige que je ne le pensais.

IMG_5756

Béatrice qui travaille à la médiathèque me prend au passage et me conduit dans les locaux de l’entreprise Modern Optique.  Jean-Louis Comte a accepté de me recevoir pour m’expliquer le métier de  fabricant de lunettes plastique. Jean-Louis a créé son entreprise il y a quarante ans avec son associé Jean-Charles De Lemps.

Nicole, la femme de Jean-Louis qui travaillait il y a quelques années à la médiathèque nous accompagne.

IMG_5740

Modern Optique crée, fabrique et distribue des lunettes. Elle produit des lunettes pour le compte de différentes marques et pour sa propre marque Paragraphe. Ici, les lunettes sont faites à la main de A à Z quand la majorité des lunettes qui sont vendues dans le monde sont fabriquées en Chine par des machines.

IMG_5731

Je suis captivée par l’histoire que me raconte Jean-Louis. Jour après jour, j’essaie de comprendre ce qui anime les habitants d’Oyonnax, ce qui fait aussi l’histoire de la ville. Il fut un temps, me dit Jean-Louis, où Oyonnax, c’était la Chine de la lunettes. Les Américains y faisaient fabriquer toutes leurs montures. Puis, les temps ont changé. Les Italiens ont monopolisé le marché avant que la Chine tire la couverture à elle. Mais ces derniers temps, le « made in France » a de nouveau le vent en poupe.

 

 

 

C’est l’après-midi. Retour au collège Jean Rostand à Arbent.

 

Tout le monde est là aujourd’hui, prêt à écrire sa nouvelle. Mais avant de leur permettre de se lancer, je leur demande de réfléchir au personnage principal de leur histoire. Qui est-il ? Chacun réfléchit. Pour certains, créer de la fiction semble naturel. Pour d’autres, c’est vraiment compliqué de s’autoriser à rêver, à divaguer, à sortir de soi et ça l’est d’autant plus que le français n’est pas leur langue maternelle. Tous sont arrivés en France il y a quelques mois, quelques semaines à peine.

IMG_5780

A la fin de la séance, Julie, la prof de français, a l’air satisfaite : « Mine de rien, ils ont bien progressé! »

 

Vendredi 2 mars 2018

La neige a fondu. Pluie du petit matin qui tambourine sur mon toit. Mais la neige revient. De la grosse neige gonflée d’eau. Flocons obèses qui tiennent sur les carreaux de terrasse.

Capture d_écran 2018-03-02 à 09.46.32Je lis sur Internet les mots de l’écrivain turc AHMET ALTAN qui vient d’être condamné à la réclusion à perpétuité par un tribunal d’Istanbul pour avoir tenté de « renverser l’ordre prévu par la Constitution de la République de Turquie ou de le remplacer par un autre ordre ou d’avoir entravé son fonctionnement pratique au moyen de la force et de la violence ».

En clair, il a été jugé coupable d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet 2016, lui qui dans ses livres dénonce toutes les atteintes du pouvoir à la démocratie. Son frère journaliste a écopé de la même peine.

Dans le journal, Ahmet Altan raconte le procès, l’attente ensuite pour connaître le verdict et il se rappelle là qu’il a des années auparavant écrit ce qu’il est en train de vivre. Il réalise qu’ il est en train d’éprouver ce qu’un des personnagés qu’il a inventé dans un roman a déjà éprouvé :

« My life imitates my novel »

(Ma vie imite mon roman)

Puis, la sentence tombe. Les gendarmes viennent chercher Ahmet Altan qui sait ce qui l’attend car il l’a écrit dans son roman. Condamné à passer le restant de ses jours en prison.

« I will never see the world again.

I will never see a sky unframed by the walls of a courtyard. 

I am going to Hades. I walk into the darkness like a god who wrote his own destiny. My protagonist and I disappear into the darkness together. »

(Je ne reverrai plus jamais le monde. Je ne reverrai plus jamais le ciel qu’encadré par les murs de la cour de la prison. Je vais en enfer. Je marche dans l’obscurité comme un dieu qui a écrit sa propre destiné. Mes protagonistes et moi, nous disparaissons ensemble dans l’obscurité)

Alors, je retourne à mon texte.

Je retourne à mon texte et je ne peste pas et je ne doute pas. J’écris.

L’Europe est décidément cernée de toutes parts par des forces qui ne veulent ni liberté ni expression, ni questions ni contestation. Quelque chose est à l’oeuvre que nous voyons venir. Quelque chose est à l’oeuvre qui veut nous broyer. Résisterons-nous ? Ou nous croyons-nous vaincus d’avance ?

IMG_5610

Entre deux moments d’écriture, je vais à nouveau sur Internet et je lis un article du journal Le Temps.

C’est l’histoire d’Elisabeth Eidenbenz, une institutrice suisse qui, en 1937, alors qu’elle n’a que 24 ans, part pour l’Espagne et tente de venir en aide aux enfants victimes de la guerre civile. Elisabeth rejoint ensuite une maternité de fortune créée côté français, entre la frontière espagnole et Perpignan dans un camp où les réfugiés espagnols sont parqués. Les conditions de vie sont extrêmement difficiles et, selon un historien, la mortalité des tout petits atteint à cette époque-là 60%.

Au fil du temps, ce sont des femmes juives, tziganes, françaises et allemandes que les infirmières et les sage-femmes suisses accueillent. Elisabeth n’est pas d’accord avec le règlement de la Croix-Rouge qui stipule que le personnel doit respecter les lois françaises du gouvernement de Vichy. La jeune femme va ainsi contribuer à sauver des centaines d’enfants pendant la guerre. Mais ironie de l’histoire : après la guerre, la Croix-Rouge va la licencier pour désobéissance.

IMG_5578.jpg
Début de l’après-midi. Sol glissant, gadoue de neige sur le trottoir. J’imagine une caméra pour filmer le parcours. Les immeubles, les grands arbres, le cours d’eau et le petit pont au-dessus qu’il faut traverser. Maria qui travaille à la médiathèque m’accompagne comme d’habitude à l’école de la Forge.

En chemin, nous discutons gaiement. L’accueil est tout aussi joyeux quand nous arrivons devant l’établissement scolaire. Tout le monde semble s’être passé le mot aujourd’hui. De l’allégresse, de l’enthousiasme. Je connais le chemin. J’aime bien le refaire, traverser tout le rez-de-chaussée de l’école, passer devant des classes ouvertes, croiser des nuées d’enfants, recevoir un petit signe de la main en guise de bienvenue, apercevoir une enseignante en train de sermonner trois chenapans, prendre l’escalier que dévalent des écoliers, arriver devant la classe, y trouver Maryline, la maîtresse des CM2 (je sais qu’on ne dit plus ça officiellement, mais maîtresse, c’est tellement mieux que professeur des écoles), qui discute pâtisserie avec une dame chargée d’aider les enfants (depuis des lustres dans l’Education Nationale, on n’invente pas de noms ni de métiers avec de jolis mots qui ont une vraie signification, on met des sigles partout, des sigles que personne ne comprend plus, des sigles qui se prennent au sérieux, bref, cette dame, c’est une AVS ou une AV quelque chose, peu importe, c’est moche, c’est administratif, ça n’a aucun sens, heureusement, elle est charmante). Toutes les deux nous réservent à Maria et à moi un accueil souriant. La dame s’éclipse.

Nous rentrons dans la classe. Je découvre les enfants éparpillés entre leurs petits bureaux. Ils se parlent, vont et viennent,  jouent au Puissance 4 et à d’autres jeux. Ils me voient, me regardent de la tête aux pieds comme à chaque fois, pour vérifier que c’est bien moi, très attentifs à la façon que j’ai de me coiffer, de m’habiller. Quand la sonnerie retentit, ils filent tous à leur place et s’assoient, leurs regards tendus vers moi. Fin du plan séquence. Au cinéma, ce serait magnifique.

IMG_5787On fait le point sur leurs histoires, où ils en sont, ce qui cloche encore dans certains contes. Cinq élèves sent un peu perdus. On commence avec eux. Manelle a toujours plein d’idées pour les aider. Maryam me glisse « Vous nous avez manqué ». Elle sourit. Moi aussi. Tous les enfants sont impliqués dans ce qu’ils font.

Maryline les accompagne bien entre chaque séance. Je leur explique comment travailler, améliorer les textes qu’ils ont déjà commencé à composer. Le temps file.

Aujourd’hui, les enfants ne veulent pas de récré. Ils veulent continuer à écrire leurs contes.

Moment magique et merveilleux. On est bien tous ensemble. Evidemment, je déborde comme d’habitude. C’est l’avant-dernière séance. Je ne sais pas ce qui explique pourquoi cela fonctionne si bien entre nous. Jason qui bloquait un peu au début me montre son texte. C’est formidable, Jason, tu as bien avancé. Pareil pour Yusuf avec son histoire de lynx qu’il a réécrite plusieurs fois. Ilkra lit bien fort son texte devant les autres. Son texte est plein de ces petites choses minuscules qui font une histoire, propres de l’écrivain.

IMG_5782

IMG_5794

IMG_5783

IMG_5786

IMG_5795

A la fin, il faut bien partir même si chacun me sollicite encore.

Isabelle, vous pouvez lire ce que j’ai fait ?

Je dis oui, je lis puis je file, portée par tous ces enfants enthousiastes et tellement heureux.

Je ne marche pas, je vole.

Avec Maria, on se gondole. Plaisir des mots, plaisir du partage. Transmission.

La prochaine fois, je donnerai plus de temps à certains d’entre eux qui ont été moins gourmands de mon temps et que je veux aider. La prochaine fois, ce sera la quatrième semaine de ma résidence à Oyonnax.

IMG_5634