La semaine commence un mardi, mais c’est un leurre. Elle a déjà commencé la veille, sur la route, assaillie par des pensées, des visages, des questions. Dernière semaine.
Mardi 3 avril 2018
Grève. Mardi noir, claironnent les médias partout.
Je m’imagine sur la grève. Mouettes, port, docks. J’aspire le vent du large.
France Culture. Fukushima et Tchernobyl au sommaire de l’émission. La nature résilience mais profondément modifiée, marquée, transformée dans son ADN. Les bouleaux dont le noyau d’ADN est plus petit résistent mieux que d’autres arbres.
13H00. Lydie de la médiathèque avec moi au collège Jean Rostand d’Ardent.
Première dernière fois de la semaine.
Sol trempé. Cour accaparée par des grappes d’élèves.
Au pied de l’escalier, Walid : « Mme Fischer m’a dit de monter ». Bien sûr, Walid, c’est l’heure. Guy de la radio Pfm a déjà installé sa table de mixage dans une salle de classe transformée en studio d’enregistrement.
Aujourd’hui, les 9 élèves du cours de Français langue seconde sont en ébullition, concentrés et un peu inquiets. Ils doivent lire au micro de Pfm leurs histoires qui passeront sur les ondes. Je leur donne quelques conseils pour lire et respirer. Mes années de journaliste de radio me servent de temps en temps encore.
Anne-Cécile et Julie n’en mènent pas large non plus. Elles présentent le projet au micro. Pendant ce temps, dernières répétitions, ils s’entraînent par équipes de deux à lire, se corriger, répéter.
Walid veut bien passer en premier comme ça, il sera débarrassé. A la fin, Guy s’enthousiasme. Walid a bien lu et son histoire est super ! Walid incline la tête, modestement, surpris de tant d’encouragements. Ensuite, les autres suivent Hamza, Adam, Mohamed. Ils y vont avec Julie ou Anne-Sophie. Personne ne rechigne, personne ne refuse de se prêter au jeu.
Pendant que les uns lisent devant le micro, les autres répètent ou soufflent, libérés.
Ces enfants m’impressionnent. Leur sérieux, leur engagement n’en finissent pas de m’étonner, de m’émouvoir évidemment. Najwa s’est entraînée tout le week-end avec sa soeur. Je la trouve pétillante cet après-midi. Elle rigole. Elle n’est pas si timide, une vraie pipelette d’ailleurs. Drita aussi s’est métamorphosée en deux mois. Moins recroquevillée sur elle, moins craintive, plus ouverte.
Edmundo et Mamadou travaillent ensemble avec une grande application, ce qui n’empêche pas le jeune Portugais d’éclater de rire de temps en temps et son copain sénégalais de laisser un immense sourire illuminer son visage.
Le dernier, c’est Zakari, turbulent cet après-midi. Il ne tient pas en place. C’est moi qui vais lire son histoire, mais c’est lui qui va se présenter et donner le titre. Je le préviens: interdiction de bouger pendant tout l’enregistrement sinon cela va faire du bruit dans les micros. Un vrai défi. Je suis prête à poser ma main sur mon bras s’il ne peut s’empêcher de gesticuler, ce que je fais une ou deux fois à titre préventif. Mais Zakaria écoute son histoire que je lis. A la fin, il me fait remarquer que j’ai corrigé la dernière phrase et que j’ai bien fait. Il souffle : elle est bien mon histoire ! J’approuve et je le félicite. Il a su rester tranquille ce qui n’était pas une mince à faire pour lui.
Puis on réfléchit au titre du livre qui sera publié. On vote. Unanimité pour un titre général « L’atelier » et un sous-titre « Quand des rencontres créent des histoires » proposé par l’un d’entre eux.
C’est l’heure du goûter ! Anne-Cécile et Julie ont fait des gâteaux maison pour leurs élèves et apporté des boissons. Lydie aussi est venue avec des bonbons et des chocolats.
Mercredi 4 avril 2018
Mercredi, jour le plus intense à la médiathèque. Les bibliothécaires se concentrent sur l’accueil de leurs visiteurs. Le reste peut attendre. Dans le secteur jeunesse, Maria, Lydie, Isabelle et Alexandra se relaient. Saluer les mamans, voir les enfants grandir, répondre aux questions, sourire. Sans les liens qu’elles nouent, que serait la ville ? Qu’est-ce qu’une ville sans médiathèque ?
Je reçois un message sur twitter. Nouvelle critique d’un de mes livres sur Internet. C’est une critique de « Bienvenue à Goma »… dix ans après la sortie de mon livre, dix ans plus tard, on le lit toujours et ça tombe bien puisque ce livre m’occupe toujours. « Un livre de premier choix ! écrit Thomas. Ce livre est mon coup de coeur. Le thème du génocide et de la guerre est triste mais l’histoire est tellement bien écrite qu’on en oublie l’horreur du génocide et des actes qui ont été infligés aux Rwandais. Mon passage préféré dans ce livre est l’enquête menée par Lucie et Elsa. Jusqu’à la fin, on ne sait pas comment ça va se terminer. Une fois que l’on commence à le lire, on ne peut s’arrêter. Je le conseille aux lecteurs qui veulent un livre émouvant, mais plein d’action. »
Hier, j’ai vu les fleurs d’un magnolia sur le point d’éclore. De grosses belles fleurs oscillant entre le parme très doux et le violet électrique. Je les ai contemplées avec bonheur. En même temps, ces fleurs sont pour moi d’immenses marque-page dans ma mémoire. Je sais que lorsque les magnolias fleurissent ici chez nous il est temps de se souvenir du dernier génocide du XXème siècle. C’est le 6 avril 1994 que le génocide des Tutsis et le massacre des hutus modérés a commencé au Rwanda. Le seul génocide qui aurait pu être évité, mais qu’on a laissé se produire.
Ecouter Gustav Mahler. Cinquième symphonie, en do dièse mineur III. Scherzo. Pour le compositeur Leonard Bernstein qui l’aimait tout particulièrement, Mahler est le compositeur de la nostalgie. Pour moi, il est aussi celui d’une énorme force vitale, monumentale, un souffle qui submerge tout.
Grêle, dorures et arc en ciel en double exemplaire dans le ciel d’Oyonnax.
Le printemps.
Jeudi 5 avril 2018.
Il y a 47 ans, mon âge, le 5 avril 1971, 343 femmes signaient un manifeste et déclaraient avoir eu recours à l’avortement malgré l’interdiction pénale, et réclamaient le droit à disposer de leur corps. Dans la collection, ceux qui ont dit non (Actes Sud Junior), celle dans laquelle j’ai écrit sur Chico Mendes et Janusz Korczak, Maria Poblete raconte le combat de Simone Veil pour faire passer la loi sur le droit à l’avortement.
Passer trop de temps sur le site de la SNCF pour organiser mes déplacements à venir. Paris, Stuttgart, etc… Compliqué d’avancer entre les grèves et, pourtant, je soutiens les cheminots.
A la radio, le Premier ministre parle de la Sncf comme d’une boîte. Il accuse la rigidité de la boîte d’être la cause de tous les maux. Je me méfie quand nos gouvernants parlent comme de jeunes cadres dynamiques, des manageurs ambitieux. On devrait se méfier de ceux qui prétendent diriger un pays comme on mène la barque d’une entreprise.
En l’occurence, il dit « la rigidité de la boîte » pour cacher à double tour son désir de dynamiter le statut des cheminots.
13H15. On se dépêche avec Maria de la médiathèque en route pour l’école de la Forge. Dernière séance. Séance rajoutée pour rester un peu plus longtemps avec les CM2b de Maryline, pour essayer aussi de faire avancer les histoires encore incomplètes.
Dans la classe, ça sent les crêpes ! Les enfants se relayent à tour de rôle pour les faire cuire. Je reconnais leurs mines concentrées et joyeuses, heureux de nous voir avec Maria. Ils nous saluent spontanément. Ils sont mignons, attachants. J’adore cet âge des enfants quand, tout à coup, leurs ailes sont sur le point de se déployer.
J’ai imprimé tous leurs textes, des contes de sagesse, que Maryline m’a encore envoyés hier soir. J’ai proposé quelques titres pour les textes qui en manquaient. Je m’étonne de toutes ces histoires que je connais pourtant parfaitement et qui disent tant de choses sur chacun des petits élèves. Variété de mots, de personnages, de messages.
On commence par aider Ayoub. Des doigts se lèvent pour proposer des solutions. On imagine tous ensemble la fin de son texte. Je rappelle ce qu’Alloua désirait exprimer. Comment lui permettre de mieux écrire ce qui lui tient à coeur ? Petit à petit, une issue se dessine. Alloub sourit. Ce récit, c’est une histoire qui pointe douloureusement dans sa poitrine, l’histoire de son cousin décédé.
Quand Ayoub hoche la tête, je passe à Manelle. Manelle a une imagination débordante. Là où les autres ne voient que trois sentiers dans la forêt, Manelle en voit des dizaines. Comment l’aider pour qu’elle ne s’éparpille pas, ne se perde pas dans sa propre histoire ?
Entre deux conseils, je leur demande : vous savez pourquoi je suis venue dans votre classe au fait ?
Forêt de doigts. Plein de réponses possibles. Rien n’est faux.
La mienne diffère un peu des leurs. Bien sûr que je suis là pour partager ma passion, leur raconter comment s’écrit un livre, le faire avec eux, mais aussi pour leur montrer qu’écrire ou lire, ça sert à élargir son regard, à voir le monde bien plus vaste que celui qu’on voit depuis les quatre murs de sa chambre, de sa maison, de son quartier, de sa ville, de son pays… ça sert aussi à essayer de comprendre ce qui fait de nous des êtres singuliers et complexes, des êtres traversés de colères, de tristesse, de débordements, etc, ce qui nous amène à conduire nos vies différemment.
Maryline me montre les textes qu’ils ont écrits le matin même dans le cadre d’un exercice « Décrire une photo » et me confie : « Quelque chose s’est passé. Ils n’écrivaient pas autant avant, Isabelle! Oui, quelque chose s’est passé, Maryline, c’est ce que je dis ensuite aux enfants pour les remercier de ces semaines passées avec eux. On compte : cinq, six semaines ? Tout à coup, ça ne me paraît pas beaucoup. L’impression de ne jamais les avoir quittés. Je suis très émue. Des larmes affluent. Je les préviens : rien de grave, rien de triste. Les larmes qui coulent ne sont pas un aveu de faiblesse, juste le résultat de toute l’énergie qu’ils m’ont transmise.
Je leur ai réservé un cadeau. Ils regardent tout étonnés. Zayed me demande : c’est pour nous ? pour chez nous ?
Oui, Zayed. Ils sont scotchés. Moi aussi. Scotchés à eux.
Silence. Puis plein de mercis, de petits mots. Coeur qui vrille. Dernière minute de la dernière séance.
Plus tard, besoin de Gustav Mahler, symphonie n°4. Troisième mouvement. Ruhevoll, paisible. Semaine Mahler finalement. La nostalgie dont parlait Leonard Bernstein sans doute.
J’ouvre que les enfants ont glissé dans ma main et en dépliant leurs lettres écrites rapidement au moment de mon départ, une grande vague m’emporte. Je surfe soudain en dévalant l’escalier.
Apéritif à la médiathèque pour se dire au revoir. Rien que des femmes au cours de cette résidence ? Où sont les hommes ? Occupés sans doute à garder les enfants, je suppose ? Ou à faire la vaisselle ?
J’oublie de porter un toast pour remercier Carole, le directrice de la médiathèque qui m’a invitée à Oyonnax, Maria, Lydie, Alexandra, Isabelle, Myriam, Béatrice, les bibliothécaires qui m’ont aidée, accompagnée, encouragée.
J’oublie, mais elles savent sans doute à quel point je leur suis reconnaissante.
Vendredi 6 avril 2018
6 avril. Pensées pour les fleurs de magnolias et le Rwanda. Ceux qui me lisent comprendront. 24 ans. Jour pour jour.
6 avril, 6 heures. L’heure de dresser le bilan de ces huit semaines de résidence qui s’achève aujourd’hui.
Des visages, des gens, des rencontres pour toujours évidemment.
Une ville, des lieux qui ne me sont désormais plus étrangers ni inconnus, il y a du « chez moi » désormais à Oyonnax.
Et puisqu’il s’agit d’une résidence d’écriture, m’interroger sur mon travail d’écriture. Est-ce j’ai écrit ? Est-ce qu’un livre est né ?
Alors, oui, j’ai écrit. Débarrassée du quotidien, des contraintes qui sont celles, pour moi, de la mère de famille nombreuse. Concentrée sur mon projet d’écriture, mon histoire en train de s’écrire. Surprise soudain d’avoir plusieurs heures devant moi pour écrire, ce qui ne m’arrive jamais de cette façon. Etonnée d’avoir l’esprit libéré par cette réalité : moi, seule, dans cet appartement trois pièces qui ne donne pas sur la mer, mais sur une terrasse gardée par un gros chien qui voudrait bien planter ses crocs dans ma chair.
Le premier jet de mon roman est quasiment achevé. Je n’avais pas commencé ce texte à Oyonnax, mais il y a presque quatre ans. Quatre ans que son personnage principal m’accompagne, ne me lâche pas. Un événement m’avait fait m’interrompre. Je ne pouvais plus, submergée par l’émotion, la peur, la douleur.
A Oyonnax, le fil s’est reconstitué et j’ai pu à nouveau marché dessus, trouver l’équilibre sans tomber.
Il me reste encore un travail immense. La montagne n’est pas encore complètement surmontée. Et je sais que dans les semaines qui viennent, les obstacles seront nombreux et se presseront pour m’empêcher de poursuivre. Je devrais batailler. Combat rude. A moi de l’emporter.
J’ai donc beaucoup écrit pendent ces huit semaines. 70% de mon temps, c’est la règle d’une résidence d’écrivain. J’ai aussi écrit ce journal qui n’est pas exactement le journal de mon travail d’écriture, mais celui de mes rencontres et ça m’a pris du temps. parfois, un peu trop. Mais c’est une règle que je me suis fixée. S’y tenir jusqu’au bout. Un retour.
J’ai réfléchi aussi pendant ces huit semaines.
Penser, ça fragilise, parfois, et ça muscle aussi.
Penser à ce que c’est qu’être auteure. En résidence, on est naturellement écrivain puisqu’on est là pour ça, alors que dans la vie, qui me regarde vraiment comme ça ? Qui s’intéresse vraiment à cette passion qui m’habite ? Qui croit vraiment à ce que j’écris ?
Penser à mon regard sur le monde. Penser à d’autres textes que j’écrirai ensuite. Des nouvelles dont les personnages m’accompagnent déjà. Tant de monde dans ma tête. Tant d’histoires à dompter.
La résidence m’a plongée dans un état de grande réceptivité, bien plus grande qu’en temps ordinaire. Ecouter, sentir, entendre, voir.
La résidence, c’est du silence qui nourrit aussi.
8H30. Montréal la Cluse, le collège Théodore Rosset. Du soleil pour envelopper cette dernière journée. Mon voeu de lumière de la semaine dernière est exaucée. Je n’en finis pas de m’en réjouir.
Atelier d’écriture. Lecture d’abord des textes initiés la dernière fois. J’écoute, je questionne. Ils me disent ne pas avoir l’habitude d’écrire. Je m’étonne : ils n’ont jamais fait de rédactions ? Si, enfin, seulement maintenant en sixième. Je les plains. Je repense à Maryline qui me disait hier encourager ses élèves à dessiner parce qu’ils n’en ont pas l’habitude.
Que font les enfants s’ils ne dessinent pas, s’ils n’écrivent pas ? J’ai une petite idée de la réponse et elle m’effraie.
Yseline s’enflamme : « Ecrire, ça libère ». Clara trouve ses écrits incohérents puis s’étonne quand j’interroge ses camarades pour savoir ce qu’ils en pensent et que tous s’exclament qu’ils ne sont pas d’accord, que ce qu’elle a écrit est magnifique. Magnifique, c’est exactement ça. Clara, l’atelier, ça la libère vraiment, me dit plus tard, Damien, son prof de français.
Puis, c’est Anthony. Un français pas du tout académique, des fautes partout. Il lit son texte, le menton rentré, le front fermé, la bouche à peine entrouverte. Je le lis ensuite. Je questionne les autres. Ont-ils entendu comme moi la poésie de ce texte, la singularité du regard d’Anthony ? Ils me regardent, stupéfaits. Anthony l’est encore plus. Est-ce que je sais de qui je parle ? Anthony me prend un peu pour une folle. On ne lui a jamais dit ce genre de choses. On ne l’a jamais encouragé à écrire, lui qui ne brille pas spécialement en français, c’est un euphémisme. Et, pourtant, c’est indéniable, il y a quelque chose de beau dans son texte, quelque chose qui chante.
Je m’efforce de dire à chacun un mot, pas forcément un compliment, mais un mot qui pourrait les aider à avoir une autre idée d’eux-mêmes. On s’enferme tellement souvent dans des clichés qu’on transporte longtemps avec soi sur soi… Je ne suis pas certaine d’y arriver, mais je ne crois pas être là pour autre chose que ça. Je n’ai aucune recette à donner, aucun truc à délivrer.
A un moment, l’émotion déborde, je m’approche. Ils ont tous tellement peur de se tromper, d’être dans l’erreur, de faire faux.
Puis, c’est l’heure de partir. Bientôt midi. Fin du dernier atelier.
Je ne suis pas encore partie. Je peine à partir de l’appartement, de la médiathèque, d’Oyonnax. Déjeuner. Discussions encore. Echanges. Rires. Bises.
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